INACCESSIBLE AU DÉCOURAGEMENT
En astronomie, une révolution est un mouvement périodique d’un astre autour d’un autre astre. La période de révolution étant le temps que met cet astre pour effectuer une révolution complète autour d’un autre, la Terre accomplit cette période autour du soleil en 365,242 jours. L’incontournable Magazine fête sa première année. Nous avons en quelque sorte accompli notre première révolution autour de la planète culturelle. Toutefois, douze mois après notre lancement nous ne sommes pas revenus au même point. À l’image d’une spirale ou d’un brin ADN, nous avons évolué, prenant désormais position un niveau au dessus. Notre périmètre géographique de diffusion s’est agrandi, et désormais, nos amis des deux Savoie et du Doubs peuvent se procurer L’incontournable Magazine. C’est une grande fierté, une victoire face aux déclinologues. Nous avons également appris nombre de choses relatives à la survie d’une revue. En effet nous évoluons dans un monde ou l’axiologiquement neutre n’a pas vraiment de raison ni d’existence. De notre côté nous demeurons droit dans nos bottes, fidèles aux promesses que nous vous avions faites il y a maintenant une année. Nous vous souhaitons une excellente année 2014, en notre compagnie. Soyez inaccessible au découragement, toujours.

En avril dernier la Dame de fer passait l’arme à gauche, Margaret Thatcher mourrait. On assistait à d’immenses scènes de liesses populaires partout dans le monde, notamment au Royaume-Uni où la politique économique et sociale menée par l’ancienne premier-ministre britannique avait fait des ravages. Ce qui nous frappa, c’est cette étonnante ambivalence qui laissait apparaître un biais idéologique entre les classes dirigeantes et les peuples. De manière homogène les dirigeants saluaient la mort de la Dame de fer alors que les milliers de victimes de la politique libérale qu’elle avait conduite ne pouvaient cacher leur joie. Quelques jours auparavant, on apprenait la mort de son antithèse : Hugo Chavez.
On garde les mêmes et on recommence, sauf que là… les rôles s’inversent. Les peuples, notamment en Amérique du sud, ne purent cacher leur émotion face à la disparition de celui qui éradiqua l’analphabétisme
au Venezuela et fit monter le niveau de vie du pays au-dessus de certains états des États-Unis. Du côté des politiques, ce fut la joie, une allégresse non dissimulée. Sur un plateau de télévision, on pouvait voir Daniel Cohn-Bendit justifiant sa satisfaction face à la disparition de Chavez avec un argument très intéressant. Hugo était proche de l’ancien président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, donc il était forcément un petit diablotin maléfique car Mahmoud en était un, un pur diablotin de compétition reconnu internationalement.
Bon, jusque là, cela se tient et nous évoque quelque peu ce qu’il se passe lorsqu’on joue au jeu de société Risk, ou encore, ce que l’on peut voir dans les feuilletons étasuniens mettant en scène des guerres de gangs. Les alliances créent les camps et sans forcément savoir pourquoi, on se fait des ennemis : l’ami de mon ennemi étant mon ennemi. Là, pas de doute ça tient la route, surtout pour des néophytes en relations internationales comme nous. Cette règle est simple et très efficace pour comprendre la géopolitique. Jusqu’au 5 décembre 2013 tout allait bien. Jusque là seulement. Nous nous étions faits à cette réduction dialectique géopolitique avec les « gentils » d’un côté, les « méchants » de l’autre. Nous avions relégué Descartes et son « doute » comme chemin vers la vérité (dans son sens philosophique) aux oubliettes, au diable les philalèthes, et autres rationalistes! Les « gentils » versus les « méchants », cela fonctionne très bien, c’est médiatiquement sexy, et l’on est obligé d’adhérer car les ressorts mis en jeu sont, pour majorité, d’ordre affectif. Cela ne vous aura certainement pas échappé, mais au fond de nos corps charpentés par le labeur quotidien, bat un coeur qui ne demande qu’à aimer son prochain.
Donc, le 5 décembre le royaume de nos certitudes fut le théâtre d’un putsch sans précédent. La confiance était brisée, les repères abolis et les lianes de la connaissance révélée sur lesquelles nous nous adonnions à la brachiation (déplacement de branche en branche, à l’instar de nos cousins simiesques) ne nous semblaient plus si solides que cela. Nos tarzaneries devenaient casse-gueules. Madiba s’en allait et avec son départ un monde s’écroulait. Nelson Mandela était et restera à nos yeux un symbole et surtout un exemple. Il représente la quintessence de l’être inaccessible au découragement, chemin par lequel arrivent les révolutions. C’est incontestable, Mandela est un symbole planétaire. S’il fallait le classer selon la typologie en vigueur aujourd’hui, Nelson serait sans aucun doute dans le camp des gentils. Toutefois c’est là que les choses se compliquent. Car si l’on utilise le critère cité plus haut et utilisé par Daniel Cohn-Bendit, à savoir, celui des amis (le fameux reproche fait à Chavez à propos de ses liens étroits avec L’Iran), et bien Nelson serait dans le camp des « méchants ». N’était-il pas un proche de Muhamar Kadhafi, de Yasser Arafat et Fidel Castro ? De la même manière si Nelson Mandela est un « gentil », le régime d’Apartheid sud-africain était le « méchant ». Là-dessus de toute manière aucun doute n’est possible. Un gouvernement qui traite une partie de sa population comme des citoyens de seconde zone ne peut être que l’incarnation d’un mal qui rappelle les heures les plus sombres de notre histoire. À la mort de Nelson, nous avons fait quelques recherches biographiques, et là ce fut stupeur et tremblement. Nous découvrions avec effroi qu’il était considéré comme un terroriste, notamment par Mme Thatcher qui considérait l’ANC de Mandela comme » une organisation terroriste » (propos confiés à un journaliste et cité par Robin Renwick, ancien ambassadeur de Grande-Bretagne en Afrique du Sud, dans son ouvrage A Journey With Margaret Thatcher). Est-il possible d’être l’icône planétaire de la lutte contre l’oppression aujourd’hui et être terroriste le jour d’avant ? Il y a là un renversement dialectique qui pourrait faire rougir tout adepte du matérialisme historique. Mais nos découvertes allèrent encore plus loin et là ce fut l’effarement total. Nous découvrîmes que dans le camp des « gentils », reconnaissables au fait qu’ils ont autorité à nommer les « méchants » de terroristes, il y avait des gouvernements très proches de ce fameux état ségrégationniste.
Durant les années soixante-dix, le régime d’Apartheid, qui affirmait que les blancs constituaient une race supérieure, développait un programme nucléaire en coopération avec l’état d’Israël, appuyé par la France et la Grande-Bretagne. John Vorster, sympathisant nazi durant la Seconde Guerre mondiale, alors premier ministre sud-africain, était accueilli en Israël en avril 1976 en raison de la coopération nucléaire. Il y fut accueilli comme un « défenseur des libertés au nom des valeurs communes aux deux États ». Nelson Mandela était à ce moment-là en prison.
Tout cela devenait véritablement trop compliqué et nous donnait l’impression d’être dans la peau de ce bon vieux Winston Smith dans 1984 comprenant que l’Océania, tantôt en guerre contre l’Estasia ou l’Eurasia s’efforçait de donner à l’instant présent une valeur d’intemporalité, comme si le présent avait toujours été là. Comme si la guerre en cours avait toujours existé. Comme s’il n’y avait de passé que ce qui est utile à l’instrumentalisation et la construction du factice présent. Pourtant, n’est-ce pas comme cela que l’on rend impossible à l’histoire de se générer, d’être évolutive, de se nourrir de son passé pour se transcender ? Cela ne nous condamne-t-il pas à répéter nos erreurs inlassablement ? Le devoir de mémoire ne doit-il pas se lire à l’orée des causes qui constituent les faits qui l’ont engendré ? Après cette interrogation à laquelle nous n’arrivions à trouver de réponses, nous jetions l’éponge. Il était temps de trinquer avec nos amis sans-abris hollandais qui désormais peuvent avoir un job payé (en partie) en bières. Ces messieurs sont payés six canettes de bière et dix euros par jour pour nettoyer les rues d’Amsterdam. Fred Schiphorst, sans abri « vivant » à Amsterdam s’est confié au New-York Times en décembre dernier : » Je ne suis pas fier d’être alcoolique, mais je suis fier d’avoir à nouveau un emploi « . Vraiment, c’est chouette le progrès.

Par Philippe Deschemin
L’incontournable Magazine N°6
Janvier-Février 2014