Comment en êtes-vous venu à travailler sur la démocratie en tant que mot, sur l’histoire politique de ce terme ?
Au début des années 1990, au fil de mes lectures, j’ai découvert avec étonnement des tirades ouvertement antidémocratiques dans des textes des » pères fondateurs » des républiques modernes, comme les États-Unis et la France. J’ai décidé de résoudre ce mystère, à savoir que la démocratie d’aujourd’hui a été fondée par des antidémocrates. Si je me suis inspiré des travaux d’un Pierre Rosanvallon pour la France, ou d’une Bertlinde Laniel pour les États-Unis, j’ai adopté une approche comparative pour dégager une explication générale d’un processus en oeuvre des deux côtés de l’Atlantique et j’ai même proposé de courtes discussions de cas en apparence très différents, comme l’Allemagne, le Canada et le Sénégal. Enfin, j’étais aussi critique du discours de la « fin de l’histoire », suivant l’effondrement du Bloc soviétique et la victoire du libéralisme qui se présentait comme le seul projet réellement démocratique. Que la démocratie se réduise aux élections m’apparaissait comme une farce sinistre.
Vous expliquez qu’au XVIIIe et XIXe siècle les mots étaient utilisés par les acteurs politiques à des fins politiques selon au moins trois modalités. Pouvez-vous nous expliquer cela ?
Je croyais un peu naïvement que la manipulation des mots était une marque distinctive du XXe siècle : pensons à George Orwell, par exemple… Or parmi les surprises que me réservait ma recherche sur l’histoire du mot démocratie, celle-ci n’était pas la moindre : les acteurs politiques du passé avaient tout à fait conscience que « les mots et les apparences sont des munitions et des armes » utilisées par ceux qui luttent pour le pouvoir ( pour reprendre les propos d’un député du Massachusetts à la fin du XVIIIe siècle ). Les membres de l’élite politique avaient reçu une éducation classique qui comprenait des cours de rhétorique. Ils distinguaient trois modalités d’utilisation des mots à des fins politiques : miner la légitimité des adversaires en leur accolant une étiquette odieuse ; déterminer le bon usage des mots dans l’espace public — il sera interdit en France au début du XIXe siècle de se référer au mot république, ce qui poussera plusieurs à se référer à la démocratie ; enfin, choisir des bons mots pour se nommer et nommer son projet politique, même si l’appellation est mensongère.
Le mot démocratie a conservé la même définition de la Grèce antique jusqu’au milieu du XIXe siècle. Que s’est-il passé ?
Jusqu’au XVIIIe siècle, le mot démocratie désignait un régime fonctionnant grâce à des assemblées populaires où le peuple délibère au sujet des affaires communes. On se référait alors à la cité antique d’Athènes. Voilà pour la définition descriptive. Quant au sens normatif, ce mot évoquait bien des problèmes : le chaos, la violence, la tyrannie des pauvres. Cette compréhension était aussi cohérente avec les intérêts des membres de l’élite économique et culturelle qui s’opposaient à la démocratie, car ils pensaient que les pauvres constituaient une masse irrationnelle et dangereuse. Les monarchistes accusaient donc les républicains d’être démocrates pour les discréditer en les présentant comme des partisans de la plèbe émeutière. À leur tour, les républicains conservateurs ou modérés accusaient les républicains radicaux d’être démocrates, et ces derniers accusaient les mouvements populaires et égalitaristes de vouloir instaurer la démocratie. Au final, le démocrate d’alors occupait à peu près la même fonction d’épouvantail que l’anarchiste aujourd’hui… C’est d’abord aux États-Unis que le mot démocratie a changé de sens, sous l’influence d’Andrew Jackson, élu président en 1828 en se présentant comme le défenseur de la démocratie. Jackson était populiste, puisqu’il prétendait défendre le petit peuple face à l’aristocratie ( c’est le terme qu’il employait ) financière et politique, alors qu’il voulait le pouvoir pour lui-même. Aux États-Unis, donc, le régime se voit attribuer le nom « démocratie » non pas suite à des transformations fondamentales, mais parce qu’un politicien s’est approprié ce beau mot pour séduire le peuple. Les journaux de l’époque discutaient d’ailleurs explicitement de cette manipulation du langage. Puis tout le monde aux États-Unis sera pour la démocratie, présentée dès le milieu du XIXe siècle comme un régime concordant avec la volonté divine ! Le scénario n’est pas très différent pour la France. Dans les années 1830 et 1840, les protosocialistes vont militer pour une république démocratique et sociale, un slogan qui leur permettait de se distinguer des républicains modérés et conservateurs. Mais les républicains eux-mêmes vont se dire démocrates, ici aussi pour rafler les suffrages du petit peuple. En 1848, avec la restauration de la république, presque tout le monde se déclare favorable à la démocratie ; il y aura même des monarchistes démocrates ! Or le mot démocratie ne sert plus qu’à donner l’apparence que le peuple gouverne ( à travers le processus électoral ). C’est un coup de maître de la propagande politique.
Dans votre ouvrage, vous citez à plusieurs reprises des auteurs comme Adam Smith qui appuient la théorie selon laquelle le « riche » est forcément plus éclairé que le « pauvre », donc plus qualifié pour gouverner. Selon vous, dans quelles mesures cette pensée est-elle répandue aujourd’hui ?
Les discours antidémocratiques du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle étaient souvent critiques des pauvres, à qui l’élite attribuait une série de défauts politiques. Irrationnels, les pauvres seraient incapables de distinguer le bien commun, ils seraient envieux des riches et tumultueux, menaçant donc l’ordre public. Tout cela parce que les pauvres sont entièrement absorbés dans leur travail quotidien, et n’auraient pas le temps de s’éduquer et de réfléchir sérieusement ( les femmes étaient dans la même situation, disait l’élite masculine ). Les riches, au contraire, doivent gouverner car ils ont plus de temps libre pour s’éduquer et réfléchir aux grands enjeux sociaux. De plus, la démocratie dans son sens classique fonctionnant par des assemblées populaires, l’élite craignait que les pauvres y imposent leur volonté, puisque dans une société divisée entre riches et pauvres, ces derniers sont toujours majoritaires. Bref, à travers l’étude de l’histoire du mot démocratie, on redécouvre aussi l’histoire de la lutte des classes, pour reprendre une expression marxiste.
La logique du « riche » forcément instruit et du « pauvre » forcément moins instruit, n’est-elle pas devenue obsolète à notre époque ? En effet, on peut avoir fait des études supérieures et être au chômage ou posséder un simple bac et être au-dessus du salaire médian. Être un bourgeois en étant propriétaire de moyens de production et gagner beaucoup moins d’argent qu’un salarié d’une banque, par exemple. Qu’en pensez-vous ?
Ce n’était pas tant l’argent qui était le barème de la compétence politique, que le temps libre. L’élite considérait que les membres masculins des classes supérieures avaient eu dans leur jeunesse et avaient encore une fois adulte plus de temps pour s’éduquer, s’informer, discuter et réfléchir. Quand les autres travaillent pour vous, que ce soient de petits salariés, des esclaves ou des femmes qui effectuent les tâches domestiques et parentales, vous avez en effet plus de temps libre ( c’est précisément une des thèses de la féministe Virginia Woolf, dans son essai Une chambre à soi ). Quant à la jeunesse, elle était considérée comme problématique d’un point de vue politique : « Être démocrate à vingt ans, c’est normal, mais cette passion doit s’éteindre avec la maturité », disait-on alors en substance. Mais il faut considérer ces discours pour ce qu’ils sont : des justifications d’une classe supérieure qui cherche à légitimer son pouvoir sur les classes subalternes. Les pauvres, les femmes, les esclaves ont bien sûr démontré en plusieurs occasions une capacité à se constituer comme force politique proposant une conception du bien commun. Véritablement antidémocrates, les membres de l’élite refusaient d’ailleurs aux subalternes de s’assembler, car des subalternes qui s’assemblent pour délibérer en viennent souvent à la conclusion qu’il serait juste de se révolter. Le demos ( le peuple assemblé ) se mue alors en plèbe ( le peuple insurgé ) — les travaux de Martin Breaugh sur l’expérience plébéienne sont très instructifs à cet égard. La ( vraie ) démocratie porte donc réellement un projet égalitaire, et elle est une menace pour l’élite.
En France, il nous semble que le suffrage universel direct est une condition sine qua non à la démocratie. Pourtant la « plus grande des démocraties », les États-Unis, fonctionne avec un suffrage indirect pour l’élection de son président. Cela est-il compatible avec une véritable démocratie ?
Selon moi, la seule pratique politique qui mérite le nom de démocratie consiste à s’assembler dans des agoras formelles ou informelles pour délibérer. Pour le reste, les régimes libéraux électoraux, qu’ils soient républicains comme aux États-Unis et en France, ou parlementaires comme au Canada et en Grande-Bretagne, ne sont que des aristocraties électives, comme le disaient des philosophes et des acteurs politiques aux XVIIIe et XIXe siècles. On peut penser qu’il s’agit là des meilleurs régimes politiques, et que certains sont plus légitimes que d’autres en raison d’un fonctionnement particulier ( mode de scrutin proportionnel, par exemple )… Mais aucun de ces régimes ne mérite à mes yeux d’être considéré démocratique.
Vous dites que toute expérience d’un véritable pouvoir populaire se heurte toujours au mépris des élites, pouvez-vous développer ?
L’élite politique ne veut pas, par principe, que le peuple se gouverne soi-même, car il n’y aurait alors plus besoin d’élite politique… En ce sens, les élites politiques sont toujours contre la démocratie, même si elles prétendent vouloir le bien du peuple. Certes, une certaine élite propose d’instaurer un certain pouvoir populaire. C’est vrai à gauche, mais aussi du côté des forces de la droite populiste, qui prétendent lutter contre une élite politique corrompue, un peu comme Jackson en 1828. On promet, par exemple, d’accorder au peuple la possibilité de lancer un référendum d’initiative populaire, ou de destituer des députés ( le processus du recall aux États-Unis ). Mais ces forces de droite sont aussi élitistes, puisqu’elles sont dirigées par des leaders qui veulent s’emparer du pouvoir ( sans compter qu’elles sont souvent racistes, misogynes et homophobes ). Il faut aussi observer le fonctionnement de ces partis politiques : il s’agit de machines très hiérarchisées, contrôlées par une clique de dirigeants élus ou non, qui imposent à la base militante les slogans et les thèmes de mobilisation. La vraie démocratie est ailleurs.
Philippe Deschemin
L’incontournable Magazine N°7
Mars-Avril 2014