Il serait malavisé de réduire Les Moutons Électriques à ce simple fait. Au détour de cet entretien avec André-François Ruaud, nous comprendrons qu’en dix années de travail acharné cette maison d’édition a contribué tout autant à enrichir le patrimoine littéraire en éditant romans et nouvelles, qu’à la reconnaissance de la littérature de genre avec l’édition de plusieurs essais. C’est grâce à des maisons comme celle-ci, que la littérature dîte « de l’imaginaire » gagne ses lettres de noblesse… En suivant Les Moutons Électriques, il n’est point question de se rendre au Pays des lanternes de M. Rabelais.
LES MOUTONS ÉLECTRIQUES
245, RUE PAUL-BERT
69003 LYON
14H00 > 19H00
09 53 38 58 61
ICONOGRAPHIE
01 • André-François Ruaud, auteur. © Daylon
02 • Patrick Marcel, auteur. © P. Marcel
03 • Jean-Philippe Jaworski, auteur. © Daylon
04 • Raphaël Colson, auteur. © Les Moutons Électriques
05 • Julien Bétan, auteur. © J. Bétan
« Les moutons électriques » : On sent l’hommage à Philip K.Dick. Pourquoi ce nom et comment s’est passée la recherche du nom de la maison d’édition ?
Chercher un nom qui soit chouette pour la maison d’édition fut long et pas facile, on a beaucoup brainstormé avec mes associés, et puis un jour une amie a débarqué en disant « les moutons électriques » et c’était acquis : il s’agissait d’une manière de nous placer sous le saint patronage de Philip K. Dick, notamment, mais ça sonne aussi un peu comme de belles aventures éditoriales comme les Humanoïdes associés ou le Serpent à plume, alors ça nous a tout de suite séduit. Et puis Philip K. Dick se trouve à cheval entre littérature de genre et littérature générale, entre lettres et films, alors ça définit assez bien notre esprit, nos intérêts.
Pouvez-vous présenter l’équipe qui travaille avec vous et nous expliquer comment fonctionnent Les Moutons Électriques ?
Nous fonctionnons un peu comme une association, bien qu’étant une entreprise. Alors il y a Raphaël Colson, qui est le gérant : il s’occupe des questions de gestion, de compta, de chiffres, ce genre de choses. Mais il a aussi un droit de veto sur les couvertures, il a co-fondé l’une des collections et je discute de tous les choix éditoriaux avec lui. Enfin, il est aussi essayiste: nous mélangeons beaucoup les postes et les genres, chez nous, en fait. Julien Bétan est le co-directeur littéraire de la collection Bibliothèque des Miroirs, traducteur aussi, et il m’aide sur plein de choses. Jacques-Jacques Régnier coordonne le semestriel Fiction et corrige les traductions. Xavier Mauméjean co-dirige avec moi la collection Bibliothèque Rouge et dirige parfois d’autres ouvrages. Mais en disant cela, je me rends bien compte que c’est un résumé trop brutal : il y a tant de personnes qui collaborent à la maison d’édition, qui font des traductions ou des relectures, qui s’occupent d’un ou plusieurs volumes ( Alexandre Mare, Christine Luce, Richard Comballot, Serge Lehman ), par exemple, et puis bien sûr il y a notre graphiste principal, Sébastien Hayez, et notre webmaster, PJG Mergey, aussi responsable de nos futurs livres numériques… Tenez, un amusant exemple de mélange des genres : notre comptable a pour passion la typographie, c’est donc lui qui a créé les polices originales utilisées dans la nouvelle Bibliothèque Rouge. Quant à moi-même, je suis le directeur littéraire, mais je coordonne un peu tout.
Vous éditez de la Science fiction ( au sens large ) et vous éditez sur la SF. Comment trouvez-vous l’équilibre ?
Au-delà de la seule science-fiction, notre passion s’étend à toutes les niches de la « culture geek », à toutes les cultures populaires issues des médias de masse : le merveilleux, le polar, la BD, le cinéma de genre, les super-héros, la psychogéographie, l’histoire par le petit bout de la lorgnette, les littératures populaires… Disons que la SF fut le socle de départ, mais que nous voyons plus large, en abordant tous les « mauvais genres ». Et cela tout autant à travers la publication de fictions que d’essais. Il existe dans les pays anglo-saxons un rayon de librairie et un domaine universitaire quasiment pas reconnus chez nous : les popular studies. C’est cela, notre équilibre.
Selon vous, quelle est la place de la littérature de genre en France. Notamment SF ?
Entre le poids des préjugés culturels et celui des produits bas de gamme dominant le marché, cette place n’est pas bien grande. Mais si la littérature de l’imaginaire ne s’impose pas, en revanche ces genres sont rois sur bien d’autres supports : la SF, par exemple, elle est partout en BD, en manga, en comic books, en films, en dessins animés… Alors finalement, un éditeur comme les Moutons électriques parvient à sortir du rayon SF, qui est un peu un ghetto, et à placer ses oeufs dans plein de nids… Faire des livres sur les « mauvais genres », ça nous permet de nous adresser à bien plus de monde qu’aux seuls lecteurs de SF. Et c’est d’une telle richesse, tous ces domaines que la culture officielle française continue de mépriser…
Malgré le succès d’auteurs comme Damasio, pensez-vous que l’âge d’or de la SF soit révolu ?
De la SF non, mais de la littérature de SF stricto sensu, étiquetée SF et placée dans un petit rayon de livres de SF, oui, c’est peut-être quelque chose qui est en train de s’effacer. Ceci dit, la SF va rebondir, se réinventer autrement, j’en suis sûr. Les littératures de l’imaginaire ne sont pas figées, calcifiées, c’est d’ailleurs une des choses qui dérangent chez elles : ça mute en permanence et ça bouscule même les vieux fans, et c’est ce qui est passionnant à étudier.
Quel est selon vous l’ennemi principal du livre ?
Oh ! Des ennemis, n’exagérons pas : des dangers, plutôt. Des pièges qui souvent viennent de l’intérieur du milieu livre : par exemple, les librairies presque vides parce que leur patron veut rentabiliser un max sur le nombre le plus faible possible de titres différents. C’est ainsi que la librairie française se suicide, moi ça m’enrage toutes ces librairies aux rayonnages maigrelets. Une vraie librairie ça doit être bourré à craquer de livres ! Et qu’on ne me dise pas que c’est économiquement pas viable : Mollat, l’une des plus grosses librairies de France ( à Bordeaux ), est remplie jusqu’au plafond. Ils ont tout : eh bien, si plus de librairies étaient gérées comme Mollat, moins de gens seraient tentés d’aller faire leurs courses sur le Web parce qu’ils n’ont rien trouvé d’autre à la librairie X ou Y que les dernières nouveautés des gros diffuseurs. D’autres pièges, ce sont les manoeuvres des gros éditeurs du SNE ( le MEDEF de l’édition ) pour spolier les auteurs, en faisant voter une loi aussi inique que celle sur les oeuvres orphelines ou en voulant imposer des royalties sur le numérique aussi bas que sur le papier. Toutes ces logiques mesquines de commerçants, voilà un ennemi du livre. Mais il y a tant d’autres choses absurdes, comme l’enseignement des lettres qui semble le plus souvent destiné à dégoûter les gamins de la lecture ! Toute cette conception calcifiée de la littérature qu’on nous colporte à longueur de fonctionnariat culturel, de bibliothèques et de grande presse…
Que diriez-vous à quelqu’un pour donner l’envie de lire ?
Mais les gens lisent : le Web, les e-mails, tout cela c’est un progrès considérable de la lecture. Et je crois beaucoup au livre numérique. Ce qui ne va pas, c’est l’élitisme culturel, l’attitude qui consiste à la fois à ne reconnaître que la « haute culture » et à geindre que les gens ne sont pas cultivés, à ne produire qu’une télévision d’une imbécillité abyssale tout en n’enseignant que des vieilles croûtes pas forcément adaptées aux jeunes cervelles en formation. Les livres crèvent en partie du snobisme des élites, tout comme la démocratie.
Lors de notre premier échange, vous me laissiez penser que la plupart des médias culturels ne semblaient pas considérer la littérature comme composante de la culture. Pouvez-vous en dire plus ?
Eh bien, il suffit d’ouvrir la plupart des gratuits « culturels » de l’agglomération lyonnaise: on nous tartine à longueur de pages de spectacle vivant, de cinéma, de théâtre, de concerts… et les livres sont où ? On ne leur réserve que la portion congrue, quand portion il y a. Plus largement, jusqu’à il y a quelques années les écrivains n’étaient pas considérés comme des artistes. Maintenant, le statut d’artiste-écrivain existe, vaguement, mais n’est-il pas étrange que les auteurs de livres ne bénéficient pas de la même reconnaissance automatique que n’importe quel photographe, plasticien ou chanteur ?
Le livre numérique, vous allez franchir le cap ?
Bien entendu : c’est en cours. Au moment où je vous parle nous venons de réaliser trois livres en epubs, et nous en aurons quinze ou seize déjà d’ici la fin de l’année. Quant à la revue Fiction, nous sommes en train de lui donner un volet Web important.
Quel est le rôle de l’éditeur dans la société ?
Je ne sais pas si l’éditeur a un rôle, une mission, ça me semble beaucoup dire. Mon moteur c’est la passion : mon rôle c’est donc, sans doute, de transmettre cette passion, de la faire vivre.
Lyon et la littérature ? Un couple heureux ?
Nous avons l’immense chance, en Rhône-Alpes, d’avoir un président de Région qui aime réellement les livres et la culture. Et donc d’avoir un budget culturel qui n’oublie pas que les écrivains et les éditeurs existent. Et au niveau des littératures de l’imaginaire, nous avons également la chance, depuis peu, que trois éditeurs importants existent dans les parages : ActuSF, Mnémos et nous, tous les trois diffusés par Harmonia Mundi ( qui sont à Arles ). Mais ça n’a pas encore été concrétisé par une attention particulière des librairies sur nos domaines. Pour le reste, Les Moutons électriques sont un éditeur à Lyon, pas un éditeur lyonnais. Notre ancrage à Lyon est fortuit et notre travail national, nous n’avons encore que peu livré d’ouvrages d’intérêt local.